MOTIVATIONS AU DEPART DU PROJET :
Isabelle Seret a travaillé pour des émissions radiophoniques, journaux et magazines d’information de la RTBF, où elle accordait une attention particulière à la parole des gens. Adolescente engagée pour la cause palestinienne, cet intérêt l’amène adulte à s’expatrier de 2001 à 2004 au Proche-Orient, où elle entreprend des collectes de mémoire dans les camps de réfugiés en Cisjordanie, à Gaza et au Liban. Dans cette période de grande instabilité liée aux prémices de la guerre en Irak, elle découvre la Syrie, à l’apparente tranquillité.
Restée affectivement liée à cette terre, lorsque la guerre y prend le pas sur le soulèvement populaire initié en 2011 dans la foulée de la révolution tunisienne, elle ressent, à l’hiver 2013-2014, l’urgence de faire face au sentiment d’impuissance qu’elle éprouve.
Sur base de ses compétences et de ses travaux antérieurs dans l’aide à la jeunesse, elle initie le projet « Rien à faire, rien à perdre ». Elle rencontre Natacha David, qui est animée d’une même volonté de dépasser le sentiment d’impuissance, et dont les connaissances et l’expérience professionnelle journalistique sur les sociétés de la région arabe et les cultures religieuses permettent à leurs compétences de se compléter et de s’enrichir mutuellement.
Sur base de leurs vécus singuliers et croisés, leur hypothèse de base est que de nombreux jeunes engagés en Syrie sont porteurs de valeurs fortes non investies faute d’avoir trouvé le substrat nécessaire dans leur propre pays. Elles décident alors de mener ce travail avec des jeunes qui ne trouvent à présent plus de sens dans l’engagement qui les a mobilisés précédemment et qui sont prêts à partager leur ressenti, réflexion et questionnement à son sujet.
L’équipe entend porter un regard curieux - au sens étymologique, la curiosité est proche du « care », du prendre soin, de la sollicitude - sur ces parcours dérangeants, les considérant en priorité sous l’angle d’un symptôme sociétal.
S’en suivent des rencontres avec de nombreux professionnels accompagnant les jeunes concernés et leurs familles. D’une part, les intervenants font part de jeunes embrigadés dans un système de pensées, pour lequel un support de distanciation, incluant les parents et les fratries, se révèlerait être d’une grande pertinence. D’autre part, les familles et proches se disent démunis et peinent à mettre un sens sur le parcours de ces adolescents. Ils éprouvent un désarroi profond entravant leur possibilité d'agir et en conséquence sont également affectés par des violences objectives et symboliques, des sentiments comme la honte, la perte de sens, la solitude, etc.
Au sens noble, l’offre répond à la demande et l’équipe convaincue de la pertinence de son approche recueille le premier récit au début de l’année 2016. Avec le souci du lien tissé avec les jeunes concernés, sur lesquels pèse un grand sentiment de solitude, et avec l’espoir que le support proposé participera à modifier le regard porté sur leurs parcours.
Se joint à l’équipe, David Lallemand, Conseiller en communication et chargé des projets auprès du Délégué général aux droits de l’enfant, dont le parcours professionnel avait déjà croisé le chemin d’Isabelle Seret à la RTBF. Saliha Ben Ali, fondatrice de l'asbl Society Against Violence and Extremism Belgium (S.A.V.E. Belgium), accueille le projet au sein de son association et prend en charge le volet animation.
PROCESSUS METHODOLOGIQUE DE PRODUCTION DES RECITS DE VIE :
Rencontrer les jeunes concernés ne s’avère pas simple. Les obstacles pour parvenir jusqu’à eux sont nombreux, la plupart motivés par des mobiles de protection des adultes les encadrant et/ou par la croyance de la nécessité d’oublier, voire d’étouffer, cet événement biographique. L’équipe garde cependant l’intime conviction qu’un travail de mise en sens leur serait bénéfique. Les rencontres menées par Isabelle Seret et Natacha David avec ces jeunes confirment la nécessité de créer des espaces où leur parole puisse être entendue, mise au travail et élaborée voire reconstruite. Marie dit : « Moi, je suis convaincue de moi, que je m'en suis sortie, que j'ai plus les mêmes idées… mais ça reste très très dur quand même… c’est compliqué…c’est très très rare que j’en parle, y’a personne qui sait ».
Ces jeunes ont pris la décision, bien souvent contre l’avis de leurs familles, psychologue et/ou avocat de faire œuvre de cette expérience en nous livrant leur récit. Ils affirment leur capacité à être sujets. Tous ressentaient l’étouffement de vivre avec ce secret, un événement encapsulé recouvert notamment par la honte, et souffraient d’une effrayante solitude les entravant dans leur capacité à se projeter dans un avenir serein.
Toute la richesse de la méthodologie du récit de vie est en effet dans la relation interpersonnelle construite entre les interlocuteurs, qui permet aux mots de venir se dire. Le sujet est dépositaire, à son insu, du sens de sa souffrance, qu’elle soit existentielle ou traumatique, et il le découvre dans son énonciation face au narrataire. Cette co-construction du récit donne une forme à ce qui est advenu en offrant l’occasion d’affronter ou de réaménager les différents événements biographiques, y compris ceux qui leur ont donné le sentiment de s’être coupé du groupe humain. Cette parole peut alors devenir source de fierté et sortir de la crypte silencieuse dans laquelle elle se voyait parfois piégée.
L’équipe constate déjà les bienfaits de cette mise en récit auprès des jeunes qu’elle a accompagnés. Le travail, y compris dans la phase créatrice de la capsule vidéo, a clairement participé à ce qu’ils se dégagent des pesanteurs de leur histoire de vie et de ses représentations pour se positionner en tant que sujet de celle-ci. Leur projet de vie ne se résume désormais plus à ce que d’autres avaient construit pour eux. La confiance, l’estime de soi, l’altérité, le désir reviennent à la vie.
La question d’entrée lors du recueil de leur récit consiste à leur demander pourquoi ils ont souhaité témoigner. Eric dit : « Parce que je me suis dit que cela pouvait faire voir les choses autrement aux jeunes, enfin à tout le monde. Ils pourraient voir les choses différemment, ne pas prendre le même chemin que j'ai pris précédemment et ne pas tomber dans le même piège que moi, qu'ils se rendent compte que le monde est plus complexe que ce que l’on croit au premier coup d'œil ». Leur récit est essentiellement lié à une tentative de mise en lien avec autrui.
Leur souhait de témoigner est porteur d’une demande sociale implicite : Faire d’un événement extrêmement singulier un savoir à transmettre à ses pairs, à la société, et avoir le sentiment de ne pas être complétement coupé de cette dernière malgré le regard condamnant et excluant sur leurs parcours. Leurs récits attestent de ce besoin de reliance. Il est un témoignage public en quête de reconnaissance. Il est une tentative de mise en sens de l’événement qui les a isolés et dont ils veulent témoigner. Le psychanalyste Jean-François Chiantaretto (2014) conçoit que « penser le témoignage suppose de penser ce qui fonde le lien indissoluble entre la place de chacun et l’ensemble humain ».
La méthodologie permet de quitter ce qui pourrait être vécu comme exclusivement singulier, ce qui est usuellement appelé des malheurs ou des problèmes individuels, pour renouer le fil d’une histoire, celle de soi à soi, de soi aux siens, de soi au monde.
Le contrat proposé au jeune a été conçu pour le protéger et créer un cadre propice à la mise en mots. Il prévoit notamment l’anonymat, une écoute inconditionnelle, la co-construction lors des écrits et de la réalisation de la capsule vidéo ainsi que les modalités de rencontre. Le respect de ce cadre n’a jamais fait défaut. Les jeunes ont prouvé, s’ils avaient à le faire, leur capacité d’agir de manière responsable et celle de s’inscrire dans un monde partagé.